Mots et expos 5 septembre, 2010
Posté par francolec dans : "expo quand tu nous tiens",Arts visuels,blogue muséologie,Ecrits dans l'exposition,expérience expositions,exposition,Exposition d'histoire,muséologie,Objets,Visiteur , ajouter un commentaire Vase à parfum. Villa Vettii. 1er siècle. Pompei
Amulette gallo-romaine. Site des thermes de Lugdunum, rue des Farges. 1er siècle. Lyon
Regardez les objets ci-haut. Comme le mentionnent les légendes, ce sont des objets du début du premier siècle de notre ère. Un trésor que j’aimerais bien posséder chez moi, des objets qui ont été utilisés par mes semblables il y a 2000 ans…
Voici d’autres objets tout aussi jolis mais moins chargés d’histoire.
Vase décoratif. Céramiste Phaneuf. 2008. Québec
Pièce d’un jeu d’échec artisanal. Métal. Origine inconnue. 20e siècle. Québec
Il a suffi de quelques mots pour donner un sens et une identité – fausses, à ces images que l’œil, à première vue, aurait pu décoder de mille manières. Le muséologue d’aujourd’hui est toujours tiraillé entre le souhait de contenter le visiteur de musée qui vient surtout voir et contempler et qui n’aime pas particulièrement lire. Le musée ne donne-t-il pas d’abord à voir ? L’idéal serait un musée sans texte mais qui, contrairement aux pratiques de la vieille tradition muséale si peu loquace, serait capable de donner sens à ce qui est vu, sans compter seulement sur la culture générale du visiteur, mais aussi de le contextualiser, de l’insérer dans la trame de connaissances forcément complexes comme l’est tout savoir. La télévision, le cinéma et la publicité ont développé cet art de communiquer de cette manière, pour le meilleur et pour le pire.
Comme le montre ce petit exercice, le texte (écrit, projeté, narré) demeure un incontournable de la communication muséale. C’est avec lui que se construit le scénario d’une exposition, c’est lui qui organise le propos, c’est lui qui donne un sens à l’exposition et à ce qu’on y montre. Le visiteur ne s’y trompe pas et, malgré ses réticences, s’attend à lire. Il suffit de voir les foules agglutinées autour des longs textes d’introduction des expositions thématiques du Musée des Beaux-arts de Montréal pour s’en convaincre. Dans les musées d’art, quelques panneaux suffisent à camper le sujet et à orienter le visiteur dans sa contemplation d’œuvres mises en scène de manière plus ou moins élaborée. Dans les musées et les centres d’interprétation en histoire, l’affaire est plus ardue, car nul visuel ne pourrait témoigner à lui seul d’un événement ou d’un contexte. Il faut beaucoup de tact, de métier, d’art et d’habileté pour compenser par du texte ce que le regard ne saurait percevoir ou comprendre, sans briser le climat d’ensemble et rompre le charme de l’expérience qu’aujourd’hui, partout, on essaie de rendre la plus sensible et prenante.
Jean-François Leclerc
Muséologue
L’époque comme expérience générationnelle et le récit historique 8 août, 2010
Posté par francolec dans : "expo quand tu nous tiens",blogue exposition,blogue muséologie,Centre d'histoire de Montréal,Exposition d'histoire,Générations,Guy Frégault,Histoire et mémoire,Intellectuels,Jeunesse,mémoire,musée,muséologie,Révolution tranquille , ajouter un commentaireL’histoire est complexe et la raconter est une mission difficile, car la simplification que demande la communication d’un contenu savant notamment au musée, ne permet pas d’en rendre compte. Il est souvent plus facile de recourir aux clichés, aux idées reçues, aux histoires connues que de proposer une vision nouvelle, audacieuse d’un passé que tous croient connaître à force d’en entendre les récits convenus. De plus, l’aventure des humains est faite de niveaux d’expérience si divers que forcément, en les réduisant à quelques faits, phénomènes, objets, récits ou témoignages, on trahit cette complexité inhérente à l’histoire et à sa compréhension. Ce qui porte chaque époque à refaire ce récit, à le modifier, à le modeler à ses intérêts et ses croyances, en oubliant plus ou moins volontairement ce qui la choque ou la dérange. J’accepte tout à fait ce caractère éphémère et imparfait de l’interprétation historique au musée, car si le musée, comme d’autres médias, veut participer à l’évolution de la mémoire collective et de la culture, il doit accepter que ses propositions soient dévorées, assimilées par morceaux et recomposées sans qu’il puisse contrôler hors de ses murs la qualité et la scientificité des constructions populaires. Sa mission est cependant d’intégrer à cette conscience un savoir exigeant qui autrement, demeurerait l’apanage des universités et centres de recherche.
Certaines périodes historiques deviennent dans la conscience populaire des acquis immuables à force d’être racontés, remémorés par les médias et les institutions. La Révolution tranquille québécoise en est une, phénomène historique bien connu et enseigné dans les manuels scolaires. La plupart des Québécois connaissent cette époque de rupture avec le passé, de réforme de l’état, de transformations majeures de la société et des pratiques sociales à la faveur de bouleversements sociopolitiques à l’échelle planétaire. Le terme est désormais entré dans la culture populaire (avec la légende nationale selon laquelle l’expression « révolution tranquille » viendrait du « quiet revolution » écrit par un journaliste anglophone et de sa traduction un peu littérale comme le Québec sait en produire trop souvent ; or, bien avant 1960, plusieurs des leaders réformistes de cette époque parlaient déjà de la nécessité d’une « révolution pacifique », mots employés par Jean Drapeau, futur maire de Montréal, lors d’un discours vers 1957).
Le contexte d’une époque permet d’expliquer bien des aspects de ces changements rapides, ici comme ailleurs. Faits, données socio-économiques, événements, contexte du moment, bien des éléments contemporains aux changements donnent des clés pour le comprendre. Il ne faut cependant pas sous-estimer l’importance des motivations profondes (ou de l’absence de motivations profondes…comme on le voit aussi !), de ces milliers d’hommes et de femmes qui, au même moment, semblent converger vers les mêmes idéaux et objectifs et vouloir que leurs rêves deviennent une réalité lorsque le contexte est favorable. On aime bien aujourd’hui se servir d’interprétations générationnistes pour tout expliquer : ah, les baby boomers, ah, les générations x ou y etc., comme si les classes sociales, le groupe ethnoculturels, la situation géographique et les destins individuels n’étaient pas des déterminants aussi forts sinon plus que la coïncidence des années de naissance. En faisant de tels amalgames, on évite les vraies analyses et on esquive les facteurs qui jouent en profondeurs à chaque époque.
Il faut admettre cependant qu’une communauté de jeunes gens partage souvent des préoccupations similaires quand ils n’héritent pas de celles, exprimées ou latentes, de la génération de leurs parents. Plusieurs phénomènes sociopolitiques marquants d’une époque plongent leurs racines dans les valeurs et le contexte de jeunesse des générations qui vingt ou trente ans plus tard, prennent le devant de la scène après une période de « longue et obscure attente », pour reprendre les mots de l’historien Guy Frégault.
C’est le chalet de Saint-Fabien-sur-mer (voir un des thèmes précédents) qui m’a fait tomber sur un bouquin de Guy Frégault « Chronique des années perdues. », publié chez Léméac en 1976. Historien de renom, parmi les premiers à pratiquer le métier d’historien de manière plus scientifique, il fut un des artisans de la Révolution tranquille de l’État québécois au poste de sous-ministre des Affaires culturelles, à une époque de changements culturels, sociaux et politiques majeurs. Dans ce nouveau ministère, il doit faire face à des défis immenses après un siècle où la Culture avec un grand C avait surtout été celle des autres – Français, Anglais, Américains, et certainement pas celle du petit peuple canadien-français trop peu instruit pour échapper aux impératifs du quotidien. Frégault travailla à établir quelques institutions culturelles nationales, à promouvoir la culture québécoise et ses créateurs en dépit des ressources modestes allouées à ce ministère, malgré les promesses non tenues et les beaux discours des réformateurs de l’administration publique québécoise. Dans ce récit, Frégault témoigne de l’ambition des acteurs de la Révolution tranquille de redonner au peuple québécois – canadien-français s’entend, à l’époque – une dignité culturelle et un état national qui puisse porter leurs rêves et orienter leur destin. Ce projet franchement et positivement nationaliste – au sens noble du terme, n’excluait pas « l’autre », mais voulait d’abord réparer les torts causés par la minorisation politique et culturelle des Canadiens-francais, tant au Canada que sur leur seul territoire ou ils sont majoritaires, la province de Québec. Même si on perçoit dans son récit toute l’excitation d’une époque où tout est encore possible, ce livre au propos parfois décousu est souvent amer devant les occasions manquées par les uns et les autres par petitesse, intérêt personnel ou manque de courage politique. Trop de rêves, trop de déceptions, trop de rêves brisés et une pointe d’élitisme font jeter à Frégault un regard à la fois enthousiaste et frustré sur ce passé récent (il écrit en 1976).
Pour faire comprendre l’élan des réformateurs, Frégault fait référence à sa génération d’hommes (et moins de femmes, c’est encore la réalité des années 1960) qui porta la révolution culturelle pacifique des années soixante. Cette génération de pragmatiques, comment la décrit-elle ? Comme des gens terre à terre, optimistes, confiants et entrepreneurs, sans angoisse ni déchirements, comme on peut les imaginer à voir leurs réalisations ? Pas tout à fait. Laissons parler Frégault:
« J’aurais pu pousser dix ans plus haut, jusqu’aux années 1935, au moment où une génération sortait de l’enfance pour entrer dans un monde que dominaient des sentiments exprimés par deux mots alors à la mode : inquiétude et aventure. Inquiétude inspirée par une crise qui était plus qu’économique, mais qui nous touchait, nous frappait plutôt, par l’extension des aires de pauvreté et des zones de misère, par l’appréhension immédiate de manquer de travail, c’est-à-dire de dignité encore plus que de pain, par la crainte de l’avenir, horizon bouché pour tout le monde et surtout pour les jeunes, par la peur, enfin, de la guerre, à laquelle personne ne voulait croire, mais dont la fatalité s’imposait tous les jours plus sensible(…). L’inquiétude débouchait sur l’aventure : où aller, dans cette nuit, sinon à l’aventure? Nous ne manquions pas de guides, nous en avions même beaucoup, mais nous ne les écoutions guère : ils poussaient toujours le même refrain, comme des disques enrayés. (…)
Puis, la guerre vint, pour nous étrangère : « There’ll always be an England». Elle allait écraser beaucoup de vies, aplatir plusieurs caractères, procurer bien des « bonheurs d’occasion », nourrir des fureurs, ajourner des révoltes et durcir des idées. Pour certains, s’ouvrit la porte étroite de l’Université.
Les études nous accaparèrent : nouvelle inquiétude, nouvelle aventure et, pour quelques-uns, nouvelle ascèse. (…) En 1945, les compagnons, parfois frères inconnus, de l’immédiate avant-guerre se retrouvent, se reconnaissent, le verbe déjà – ou encore – assez haut, dans les laboratoires, les bibliothèques, les salles de conférences (…). Leur rigueur intellectuelle paraît assez raidement empesée. Elle n’a toutefois pas amorti leur inquiétude des années 35, elle ne l’a que canalisée. (…). Des écoles se créent, des chapelles de forment. Des polémiques éclatent. Des confrontations s’organisent. Des « jeunes sociologues » se manifestent à Québec, et des « jeunes historiens » à Montréal. (…) Les idées germent dans l’opposition. Elles germent et elles poussent. Un autre fait intervient, considérable : la télévision. Divertissement, elle est aussi une tribune et, dans une large mesure, une école. Libre ? L’État central alimente et la surveille. L’objectif de Radio-Canada : l’unité nationale. Mais au moment où l’Université québécoise, étroitement tenue en main par l’autre pouvoir vivote toujours dans une pauvreté incroyable, des jeunes, qui en sortent et qui devraient y entrer pour y occuper des chaires, se voient fermer cette avenue et obliquent vers Radio-Canada. Un milieu intellectuel se constitue au sein de cette institution, qui ouvre des fenêtres sur l’information et la culture, qui interprète la société québécoise avec une indépendance non exempte de saccades, mais, à moyen terme, grandissante et qui, enfin, use d’une arme dévastatrice : la satire. Les vieilles structures subissent des assauts à coups de termes savants et de moqueries. On raille beaucoup, on écrit abondamment et l’on discourt plus encore. Une époque de relatives Lumières précède la relative Révolution tranquille.
(…) Maintenant qu’elle est finie depuis longtemps, je dois tenir la Révolution tranquille pour ce qu’elle fut : une mutation exceptionnelle, apparemment née d’un hasard improbable, mais, en réalité, créée, un peu mystérieusement, dans la patience d’une longue et obscure attente, et fragile. Fragile et indestructible comme l’espoir.». Guy Frégault, Chronique des années perdues, Léméac, 1976, pp.153-157.
Quelles attentes ont influencé et influenceront les gestes des générations héritières de la révolution tranquille, nées dans une certaine abondance ?
Jean-François Leclerc
Source des images :
Guy Frégault, historien et haut-fonctionnaire; http://www.crccf.uottawa.ca/exposition_virtuelle/collection_fonds_archives/document.php?id=62
Affiche électorale de 1962 du parti libéral, vainqueur des élections de 1960. http://bilan.usherbrooke.ca/bilan/pages/photos/5023.html
« Montréal et la mode » ou le défi des expositions dans des lieux inhabituels 19 juillet, 2010
Posté par francolec dans : "expo quand tu nous tiens",Arts visuels,blogue exposition,blogue muséologie,Commentaires expositions,Consommateur,expérience expositions,exposition,Exposition d'histoire,Expositions hors musée,Galerie Place-Ville-Marie,Histoire de la mode,Mode,Montréal et la mode,muséologie,opinions exposition,Yvette Brillon , ajouter un commentaire
Montréal comme d’autres villes, du moins je le présume, voit depuis plusieurs années le médium exposition sortir des musées pour s’insérer dans la vie quotidienne des citadins, dans ses rues, sur ses places publiques ou dans des espaces commerciaux. Qu’on le veuille ou non, le médium exposition n’appartient par qu’aux musées, galeries et lieux d’exposition patentés. Mes escapades estivales m’ont ainsi amené à l’exposition Montréal et la mode : tant d’années on défilé, dont on annonçait la présentation dans la « Galerie place Ville-Marie ». Le communiqué décrivait une exposition ambitieuse : « De la fourrure à la mode pour enfants, Montréal a su s’imposer au cours des dernières décennies comme un pôle essentiel dans le secteur manufacturier de la mode. Outre ce volet, l’exposition retrace également l’époque des grands magasins qui ont façonné le visage de la rue Sainte-Catherine, les premiers couturiers, les boutiques de patrons, les success stories comme Browns, Le Château et Reitmans et les incontournables comme Ogilvy et Dupuis et Frères, pour ne nommer que ceux-là. » Voilà une belle idée, car s’il y a un thème négligé dans notre histoire urbaine et culturelle, c’est bien celui-là, comme l’est encore la mise en valeur de son patrimoine (la vente et le don de la collection du Centre national du costume dans l’indifférence générale, il y a trois ans, à un moment de crise de l’industrie du cinéma, en fut le triste exemple. Fondé entre autres par le créateur François Barbeau et dirigé pendant longtemps par Denyse Clermont, aujourd’hui à Culture pour tous, cet organisme avait constitué une grande collection de costumes de tous les jours pour les films et le théâtre. Comme membre du c.a., je fus témoin de cette fin douloureuse.)
Disons tout de suite que pour ce que j’en ai vu, la facture de l’exposition est sobre et élégante, et ses textes courts, bien écrits et informatifs, comme il se doit. Elle est surtout composée de panneaux montrant des photos d’archives, des portraits de créateurs et de créations, toutes de grande dimension. L’expérience de visite confirme, s’il le faut encore, combien l’exposition et son lieu sont un couple indissociable dont la dissonance peut causer quelques problèmes au visiteur. On me pardonnera de ne pas fréquenter les souterrains commerciaux de Montreal, une de ses attractions touristiques semble-t-il, mais je croyais que la « galerie Ville-Marie» en était une véritable. Pas du tout. Il s’agit en fait des larges couloirs situés sous la place Ville-Marie et bordés de commerces plus ou moins chics les plus diversifiés.
On nous annonçait que l’exposition y prenait place dans sept lieux. En fait, elle se dispersait sur les colonnes qui parsemaient le couloir, sur les mezzanines surplombant les comptoirs alimentaires et les espace de repas. Un des thèmes, (peut-être plus), prenait place dans un espace commercial inoccupé consacré à l’histoire du magazine Clin d’œil à travers l’exposition de ses couvertures surdimensionnées et de quelques archives plus anciennes, notamment sur la chapelière et modiste Yvette Brillon. Faute de plan, l’éclatement de l’exposition a eu raison de mon intérêt, comme l’attention acrobatique qu’exigeait la contemplation des photos des mezzanines, de même que la chronologie historique désarticulée et par conséquent déroutante pour un néophyte de la mode. Faute d’orientation, peu intéressé à fréquenter pendant des heures un couloir commercial et à paraître un peu hurluberlu lorsque je m’arrêtais au milieu des consommateurs pour regarder les grandes images accrochées en hauteur, j’ai déclaré forfait après une demie heure et sans avoir vu le cinquième de ce qu’on me proposait.
Quoiqu’on n’y pense pas spontanément, l’exposition est aussi une expérience de l’espace dont l’architecture (espace ouvert, intime, écrasant, ou labyrinthique etc.) et son impact physique déterminent plus qu’on le croit les perceptions du visiteur. Les musées et autres lieux dédiés en permanence aux expositions doivent aussi composer avec des contraintes architecturales. Le défi est toujours d’utiliser ces contraintes pour soutenir l’atmosphère esthétique, rédactionnelle, visuelle et scénique de l’exposition tout au long du parcours. L’accessibilité et le confort physique de l’exposition demeurent incontournables – niveau du regard, lisibilité des textes, postures de lecture et de contemplation, limitation des nuisances sonores et autres, de même qu’une signalisation d’introduction pour faire comprendre au visiteur les règles et paramètres de l’expérience proposée. L’expérience démontre que parfois, la présence de personnel d’accueil est essentielle pour orienter le visiteur.
La dite « Galerie » est d’abord un espace commercial, voilà ce qui constitue sa force et son principal défaut comme lieu inhabituel d’exposition. Si l’idée de l’investir est excellente, l’intention sous-jacente au projet était probablement de favoriser la déambulation et le contact avec l’autre exposition, commerciale celle-là. Il semble que cette louable intention ait poussé un peu trop loin son intégration aux lieux, au point de la déstructurer et d’en faire à certains moments un simple décor. S’il faut continuer à retrouver à Montréal de telles expériences, oser choisir des lieux inédits et fréquentés, il faudrait le faire cependant avec toutes les précautions que cela demande. En somme, pour les concepteurs mais surtout pour les gestionnaires immobiliers qui les appuient, cela signifie que l’exposition doit oser affirmer sa présence dans l’espace et auprès de ses usagers habituels, en lui imposant lorsqu’il le faut, les conditions nécessaires pour atteindre ses objectifs de communication. À suivre !
Jean-François Leclerc
Muséologue
Les lieux de mémoire ou la permanence comme nécessité identitaire 24 juin, 2010
Posté par francolec dans : "expo quand tu nous tiens",blogue exposition,blogue muséologie,Centre d'histoire de Montréal,Chalets,Chapelle Bonsecours,expérience expositions,Exposition,exposition,Exposition permanente,Identité,Lieux de mémoire,mémoire,muséologie,opinions exposition,Saint-Fabien-sur-mer , ajouter un commentaireLes vacances approchent et le temps de vivre et dans mon cas, d’alimenter un peu plus ce blogue, je l’espère (et excusez la longueur des textes, qui ne font pas très blogues). Un week-end prolongé il y a deux semaines, à Saint-Fabien-sur-mer dans le Bas-Saint-Laurent, m’a permis d’aller dans le chalet d’une tante, aînée de la famille de ma mère, âgée aujourd’hui de 92 ans. Petit chalet de bois, aux formes très sobres et classiques comme la plupart des constructions de cette baie entourée de montages et d’îlets et de presqu’îles couvertes de forêts. Parfums de mer, de varech, de sapinage et d’églantiers (nos rosiers sauvages), et tant d’autres effluves qui en font une parfumerie à ciel ouvert et un bain visuel et sensoriel intense. Mais il n’y a pas que cela. Auto-construit dans les années 1950 par mon grand-père et son frère, ce chalet a très peu changé depuis. L’architecture traduit la modestie des moyens et des intentions, mais également un souci allant de soi à l’époque de s’inscrire dans la tradition des petits chalets qui depuis 1900 avaient commencé à border la rive. Ce qui dans le futur risque de ne plus être le cas si on en juge par certaines constructions récentes, pompeuses et dont l’architecture est directement issue de la banlieue. Si on s’y prend garde, bombardement de paysage en vue. Soyons optimistes, les résidents veillent.
Il y a plus. Ce lieu de repos au départ, est devenu d’année en année un lieu chargé de souvenirs, de mémoire, d’affects et de témoignages qui retrace, plus que nos intérieurs domestiques urbains, le parcours d’un clan, celui des Fortin et de leurs branches par alliance, depuis la fin du 19e siècle. L’intérieur du chalet et une partie de son mobilier hétéroclite installé au cours des années 1950 à 1970 sont toujours les mêmes : sofas des années 1940, courtepointes, couvertures tissées au métier et dentelles synthétiques, table salle à manger turquoise aux multiples couches de peinture, ustensiles et appareils qui témoignent de l’évolution des modes et de la technologie domestique (en particulier celle des grille-pains). Tout est encore là ou presque, un élément ou deux s’étant ajoutés discrètement au gré des visites de tantes, cousins, cousines et amis qui les uns après les autres viennent profiter de l’hospitalité de la doyenne du clan. Sans oublier la permanence de ce parfum caractéristique d’une maison de bois un peu humide où un petit poêle nourri de bûches grossièrement équarries adoucit les matinées nordiques un peut trop fraîches comme le fleuve maritime sait en offrir, même en plein été. Quand au décor, il s’enrichit par couches d’objets souvenirs déclassés des demeures de ville à la mode, de photographies de la parenté, de portraits ou cartes mortuaires de personnes aimées, de créations enfantines en argile de rivage, témoins d’une créativité spontanée sans complexe et d’un moment magique des enfances d’hier. Dans la bibliothèque aboutissent des livres de vacances, des romans d’aventures, des biographies mais aussi des ouvrages pieux d’autrefois qui ont survécu aux élagages sommaires de la propriétaire des lieux. Sans oublier les petites revues à potin des deux ou trois années précédentes, et des incontournables et impérissables Paris Match et Sélection du Reader’s Digest. La télévision, modèle rétro, a sa place bien discrète mais nécessaire pour accompagner les moments de farniente et de mauvais temps, car sa programmation cimente les relations entre les vacanciers. Le salon s’anime des conversations et commentaires badins sur les artistes, les politiciens et surtout, sur les étranges ou spectaculaires phénomènes de l’humanité et de la nature dont se délecte la télévision américaine et ses sous-produits locaux pour le plus grand plaisir du cerveau indolent du vacancier.
Il y a plus. Sous la télévision, une pile d’albums à la couverture de carton brun moiré nous fait entrer dans la mémoire visuelle du clan remontant aux premiers temps de la photographie. Ancêtres ridés et peu souriants à collets montés et coiffes de deuil, cartes mortuaires, photos de familles de studio où chaque enfant propret est bien aligné autour du fier couple de géniteurs, images de travail, de loisirs, de mariages et d’ordinations, bien des prêtres et des religieuses apparentées qui se mêlent aux laïcs en costumes d’été et robes légères d’autrefois, images de nos propres séjours à des époques déjà lointaines aux modes désormais clownesques. Au-dessus de cette pile, des registres comptables recyclés en annales du chalet rendent les récits de ceux qui y ont séjourné. Une histoire, un mot, un souhait, toujours les mêmes, saluant la gardienne de ce lieu, la beauté du paysage, ou se plaignant de la rudesse du climat ou encore vantant le temps resplendissant qui, à chaque fois, est pris comme un cadeau inespéré de ce climat maritime et nordique. La permanence de ce décor a une grande vertu, celle d’agir comme chargeur de mémoire. Chaque objet, chaque ustensile, chaque photo ou bibelot fané n’ayant de valeur que comme déclencheur de souvenirs, du plus intime de sa propre histoire, d’étapes agréables ou difficiles de vies en passages heureux, celle plus large de la parenté, du clan et de la société québécoise, par ses revues et livres plus récents. Tout de ce lieu habité, permanent, aux traces cumulatives situées dans ce paysage minéral, forestier et maritime, à la fois rude et luxuriant, conquis il y a plus d’un siècle par des colons et des villégiateurs, tout de ce lieu témoigne de l’enracinement profond dans l’histoire familiale et cette terre des bas pays et du Québec. Il témoigne de la lenteur de ce patient travail qui a transformé le paysage et mené la mémoire jusqu’à aujourd’hui. Cette ancienneté relative du lieu, cette mémoire qui imprègne tout peuvent susciter parfois des sentiments mêlés, de plaisir mais aussi de lourdeur. La digestion du passé n’est pas si simple. On préfère oublier, faire comme si, de là un certain malaise mêlé de plaisir et d’excitation qui accompagne l’arrivée sur les lieux. De plus, cette histoire ne dit pas tout. Elle est centrée sur le clan dont le parcours épousait jusqu’à il y a cinquante ans celui bien typique d’agriculteurs et d’une petit élite intellectuelle régionale plus ou moins libérale d’idées, dont mon grand-père agronome et communicateur faisait partie. Ce bref séjour a fait ressurgir une observation souvent faite, mais dont je ne tiens pas assez compte dans mon quotidien muséal : l’être humain, s’il a besoin de changement, s’il veut refléter son évolution dans la modernité et s’il aime se mirer dans le changement, il a besoin de lieux qui ne changent pas. Les églises et temples, espaces publics, jardins, espaces domestiques qui persistent dans leurs formes originelles deviennent avec le temps de véritables capteurs de mémoire et des ponts entre les générations. En d’autres termes, du patrimoine ! Dans nos villes, depuis toujours, il faut à un moment où l’autre « moderniser » l’environnement. Oui, on le comprend, on l’apprécie. Bien des architectures d’aujourd’hui nous donnent un sentiment de liberté et des plaisirs citadins que n’apportaient pas ces lieux avant leur transformation, surtout lorsqu’il s’agit de lieux en friche, de stationnement ou de terrains vagues. Chacun d’entre nous peut en citer plusieurs qui sont des cadeaux pour le citadin. Pensons pour Montréal à la place des Festivals. Cependant, dans ce processus de changement, on minimise souvent le pouvoir des lieux au contraire, ne changent pas, et qui, en dépit parfois de leur relative jeunesse, quarante, cinquante ans, sont devenus à force de fréquentation et d’un brin d’oubli, intemporels, se chargeant d’une mémoire apportée par chaque personne qui le fréquente et y revient. Le changement de ces lieux est souvent vécu comme un crime, non par ceux qui ne regardent que la forme, la fonctionnalité ou l’esthétique, mais par ceux qui les fréquentaient depuis des lunes. Transformés, ces lieux-repères de l’âme urbaine, avec leur patine, perdent toute leur charge mémorielle et émotive. Disparaît avec eux un bout de l’âme de la ville construite patiemment au gré de décennies de fréquentation et d’expériences. Il faudra au nouveau lieu des décennies avant de retrouver ce charme et cette force d’évocation secrètement aimée. Je pense par exemple à ces lieux intemporels par excellence et qui veulent l’être, que sont les temples et églises, dans ce cas, à la chapelle de Bonsecours, dans le Vieux-Montréal. Autrefois sombre, couverte de toiles néobaroques et d’ex-voto assombris par un siècle de fumées de cierges et d’haleine de fidèles, elle était comme un écrin où il faisait bon se blottir parfois pour méditer. Sombre comme certains moments de notre vie, suintant une vision pessimiste de l’existence et en cela, en accord avec ce que la vie plus souvent qu’autrement apporte à l’être humain. Une fuite dans le toit ayant mis au jour le dessous des fresques d’origine au cours des années 1990, on décida d’enlever la couche récente et de révéler le décor peint quelques cent ans plus tôt sur la voûte de bois. Les scènes et les couleurs sont lumineuses, presque joyeuses. Elles avaient disparu parce qu’elles n’étaient pas aux goûts du curé de l’époque, plus rococos et néobaroques. La chapelle fut restaurée, sa beauté cachée révélée et…toute une émotion existentielle lavée et perdue à jamais, une certaine âme du lieu aussi avec tous les souvenirs de générations qui l’avaient fréquentée. Le résultat magnifique artistiquement fut néanmoins une perte de mémoire importante, seuls désormais les images filmées du 20e siècle pouvant rendre le monde et la piété dont témoignait le décor disparu.
En exposition, nous minimisons souvent le pouvoir de la permanence (bien que dans des textes précédents, j’évoquais le problème contraire, les difficultés de communication provoquées par des expositions permanentes trop négligées!). L’exposition du Centre d’histoire de Montréal jusqu’en 2001 avait acquis ses fans, ses pèlerins comme l’ancienne exposition Mémoires du Musée de la civilisation. Sa perte fut durement ressentie par plusieurs, comme si sa seule présence était rassurante et un repère important, qu’on la fréquente ou pas. Ces permanentes sont là, on sait qu’on peut les retrouver avec les images et objets qui nous touchent, lorsqu’on en a besoin. Lieux de mémoire, sanctuaires aussi, à leur manière. Peut-être devrions-nous tenir compte de cet attachement lorsque les changements deviennent nécessaires pour d’autre considérations, efficacité, vétusté, usure, recherche de nouveauté, intégration du multimédia etc. En effet, les institutions muséales ne sont pas seulement des médias (ce qu’ils sont devenus aujourd’hui, tant mieux, comme je le répète souvent). Ce qui les distingue des autres médias, c’est cette relation étroite avec un lieu physique, avec une architecture, avec une cristallisation matérielle de valeurs, d’esthétiques, de visions du monde. Peut-être doit-on parfois laisser au temps faire son travail avec patience et donner à nos permanentes l’occasion d’acquérir une épaisseur historique et émotive qui transcende les générations. Pas facile.
Les grands musées ont les moyens de le faire sans nuire à leur modernité : leurs bâtiments antiques et certains éléments de leurs permanentes passent le temps parce que d’autres espaces peuvent, au même moment, s’adapter au changement. Ils ont aussi les moyens d’affirmer sur tous les tons et toutes les tribunes leur modernité qui attire la majorité des visiteurs. La chose est différente pour les musées de taille moyenne moins dotés en budgets de promotion. Qu’on choisisse la permanence ou cet éphémère qui convient mieux à notre époque, il néanmoins chercher à imaginer des manières de conserver à nos lieux leur esprit et la profondeur que le temps et l’attachement du public leur ont conférée. Devrait-on faire des études à ce sujet ? Chercher à faire témoigner les visiteurs et les employés de ce qui dans le bâtiment et les permanentes fait partie malgré l’institution et les modes, d’un intangible et précieux héritage ? À suivre ! Jean-François Leclerc Muséologue Centre d’histoire de Montréal
La muséologie basque entre affirmation identitaire et modernité: impressions de voyage 22 avril, 2010
Posté par francolec dans : Non classé , 1 commentaire
Je voulais le faire depuis longtemps, revenir sur mon bref voyage dans le pays basque espagnol. Le voici, Préparez-vous à de la lecture !
C’était à l’occasion d’une conférence l’automne dernier. J’étais invité à Donostia-San Sebastián par l’université du Pays basque pour le « V Congreso “Museos, patrimonios culturales y desarrollos locales»,”Museoak, kultur ondareak eta toki garapenak” V. kongresua , 5ème Congrès « Musées, patrimoines culturels et développements locaux ». Remarquez bien les deux premières appellations, la seconde en basque, la première en castillan (c’est ainsi qu’on désigne la «langue commune de l’État» par rapport les langues des territoires autonomes, comme le catalan, le galicien ou l’euskera, c.à.dire le basque.). Nous voilà au cœur de ce qui travaille le pays basque espagnol, cette cohabitation de deux cultures, l’une ayant dominé l’autre pendant des siècles. Le pays basque est une petite enclave linguistique et culturelle possédant une certaine autonomie, où habite un peuple dont la culture millénaire a précédé celle des Espagnols. Cette région est située au nord de l’Espagne et déborde du côté de la France, donnant le spectacle d’un paisible pays de collines où défilent de petits villages et quelques villes à flanc de montage et dans le creux des vallées.
Paysages basquesPour le voyageur, les apparences sont souvent trompeuses. Quand on est muséologue et invité, les occasions ne manquent toutefois pas de gratter un peu la surface des choses, et interroger les personnes qui acceptent de dévoiler les secrets de famille nationaux. Mon premier contact fut avec Bilbao, cette ville industrielle qui comme cette région autonome, a souffert du grave déclin industriel dans les années 1980 avant de devenir le cœur de la région la plus riche d’Espagne. Propreté, rénovations, architecture moderniste (mais pratiquement pas de gratte-ciels), aménagements piétonniers et transports efficaces (les tramways modernes), autour d’une belle vieilles ville aux rues étroites où la sociabilité des Basques et des Espagnols se manifeste dans la rue et sur les places publiques.Bilbao, propre, fonctionnelle, moderne autour d’un centre historique.
Le peuple basque a amorcé son réveil nationaliste il y a plus d’un siècle. Après la seconde guerre mondiale, après des décennies de dure répression sociale et linguistique sous le général Franco, la quête et l’affirmation identitaire et politique se sont transformées en tragédie dont les échos nous parviennent à l’occasion selon le cycle des révoltes, des actes terroristes et de la répression policière. Pourtant, sur place, rien ne transparaît de tout ce drame. Calme, modernité, propreté, langue basque sur les panneaux de signalisation, fortes traditions notamment culinaires (les meilleurs cuisiniers espagnols sont basques semble-t-il). Comme partout dans le monde, en temps normal, le quotidien qui l’emporte…
Un graffiti réclamant la libération des prisonniers politiques.
Pour un Québécois, il est facile de trouver dans ce pays quelques échos de notre propre questionnement identitaire. Mais étrangement, lors de ce bref séjour, j’ai mieux compris comment il peut être difficile pour un étranger de comprendre le combat des Québécois francophones Ce récit national, ces image de nous-mêmes et les aspirations souverainistes d’une partie de la population que nous tenons pour évidentes le sont-elles à ce point ?
Si l’objet du congrès et de ma visite étaient la muséologie, j’ai cherché pendant ces quelques jours, plus ou moins consciemment, à décoder l’identité basque à travers au programme très chargé, du petit matin jusqu’à la nuit. Les visites muséales organisées m’ont fait voir nombre de musées portant sur la culture basque. Il faut savoir que le pays basque est un ensemble de sous-régions longtemps isolées qui ont développé leur propre identité autour de centres urbains régionaux. La plupart de ces petits musées, étaient destinés à valoriser la culture, la langue, les traditions rurales (comme le jeu de la pelote basque, très ancien), l’artisanat ou les industries locales (comme la production de cidre de pommes et la sidérurgie par exemple). Je retrouvais tout à fait nos musées régionaux ethnographiques mettant en valeur la culture traditionnelle. L’aspect un peu répétitif de ces musées me paraissait répéter un message, toujours le même, que cette culture et cette langue sont vivantes, que ses traditions continuent. Pourtant, lorsqu’on interrogeait nos guides et nos hôtes, ou le personnel des musées, le portrait se nuançait. Le basque est parlé plus ou moins, et parfois moins que plus selon la région, même si les enfants ont recommencé à apprendre cette langue à l’école en raison de lois linguistiques (même les petits migrants espagnols, ce qui fait espérer un renversement de tendance). Pourtant, l’espagnol demeure la langue de la rue et de la famille pour nombre de Basques qui ont perdu leur langue d’origine au cours des décennies de répression culturelle ou qui ont grandi dans des familles hispanophones venues du reste de l’Espagne. Nous avions l’impression que ces musées ethnographiques, même les plus modernes, avaient du mal à témoigner de cette réalité complexe, trop portés à valoriser les fondements traditionnels de leur culture distincte. J’aurais aimé qu’on me dise comment ce peuple opprimé avait cherché à canaliser ces identités et ces influences extérieures par des moyens politiques, des lois linguistiques, par des ententes laborieuses et la négociation de pouvoirs avec l’état fédéral afin d’éviter – comme au Québec, que le bulldozer des cultures dominantes et de la mondialisation ne sapent ce que des siècles avaient patiemment élaboré, un peuple distinct et fier de l’être. Sans oublier les zones grises, les opinions divergentes et les diverses manières d’envisager l’avenir de cette nation.
Quelques images en vrac: Musée basque de Bilbao. Une ferme et cidrerie rurale (2 photos). Musée basque de Gernika. Centre d’interprétation d’une usine sidérurgique
Il n’est pas étonnant dans ce contexte que le Pays basque ait accueilli cette vedette mondiale de la modernité architecturale qu’est le Guggenheim à Bilbao. Ce musée est plus petit qu’il n’y paraît sur les photographies et les cartes postales, mais magnifique par son architecture spectaculaire, aux formes organiques et mécaniques à la fois. En visitant ses expositions, on se rend pourtant compte que ses collections d’œuvres d’artistes américains ou vivant aux États-Unis ont bien peu à voir avec ce lieu ni avec la culture basque. Comme la menaçante maman araignée de Louise Bourgeois qui jouxte le musée, le Guggenheim séduit, subjugue et inquiète tout à la fois. Dans la guerre des peuples et des villes pour leur notoriété mondiale, les petites nations ne cherchent-elles à tout prix à se dire et de présenter comme « modernes », de leur temps et même d’avant-garde, quitte à se jeter sur les icônes de la culture mondialisée pour l’affirmer ? Au risque de se perdre un peu. De Dubaï à Montréal en passant par Shanghai, un petit nombre seulement a pourtant les moyens de réaliser ses rêves et réussit à en faire un succès international. Le musée Guggenheim de Bilbao et les environs
Le Guggenheim n’est pas le seul signe de la modernisation des musées basques, lequel semble indiquer aussi une évolution du rapport avec l’identité. Les musées de société basques connaissent en effet depuis un peu plus d’une décennie, une mutation que les musées québécois ont connue il y a une vingtaine d’années. La prospérité et des fonds européens ont en effet permis de moderniser ou encore de créer des musées qui tentent d’intégrer à la fois la tradition et l’affirmation nationale à une modernité ouverte sur le monde. Un superbe exemple est le Musée de la paix de Gernika qui se définit ainsi: « La mission de la Fondation Musée de la Paix de Gernika est de conserver, d’exposer, de diffuser, d’encourager les recherches et d’éduquer le visiteur dans les idées de base de la culture de la paix. Elle s’attache aussi à informer de tout le travail réalisé dans le passé ou le présent ayant à voir avec l’histoire de Gernika-Lumo. » À l’origine, le musée Gernika commémorait le bombardement en 1937 de la ville, cœur culturel et historique du pays basque, par les troupes allemandes et espagnoles au cours de la guerre civile. Cet événement a inspiré à Picasso une toile célèbre. À la fin des années 1990, ce musée eut le génie de tabler sur ce qui, dans cet événement, pouvait parler à tous les humains, le thème de la paix et d’élargir sa mission en conséquence. Un peu comme si le Musée de l’holocauste de Montréal devenait un jour le musée de la Dignité humaine (il fait d’ailleurs déjà ce type de travail autour de valeur humanistes avec les clientèles scolaires). Au moment où les témoins du drame disparaissent peu à peu, il est certainement plus facile de faire accepter cette transition du mémorial local à musée au message universel.
Le Musée de la paix de Gernika
Voir http://www.museodelapaz.org/fr/informationfr/histoire
Un autre musée témoigne à sa manière de la mutation de la muséologie identitaire basque, le Museo romano Oiasso. Ce musée récent d’archéologie et de culture antique interprète les récentes découvertes de la ville romaine de Oiasso et d’autres sites archéologiques majeurs qui ont démontré, contrairement à la croyance populaire, que le pays des farouches basques avait lui aussi été conquis et en partie colonisé par les Romains, du moins dans la région du port antique de Oaisso. La muséographie est agréable, élégante, témoigne d’une tentative de relier la culture et l’histoire basque à la trame identitaire commune à l’Europe, sa romanité fondamentale et déterminante pour son histoire et celle de la culture occidentale.
Le musée d’archéologie Oiasso à Irun.
http://www.irun.org/oiasso/home.aspx?tabid=459
Enfin, une autre manifestation de la révolution tranquille des musées basques, la transformation du musée municipal de San Telmo dans l’ancien et majestueux couvent dominicain de la ville de San Sebastian, capitale régionale et station balnéaire chic très prisée des Espagnols et des Européens. Il s’agit d’un projet d’envergure de restauration architecturale et d’aménagement d’un musée d’art et d’histoire selon des standards actuels. Une firme de consultants basques en assure le développement et la réalisation. Elle voit aussi la à la formation du personnel en place et la gestion du musée pendant une certaine période, de manière à permettre la transition entre le petit musée de culture locale qu’il était, à celui d’un musée de calibre international. J’ai bien hâte de voir comment il réinterprétera l’histoire et l’identité basque pour prendre compte son évolution récente et la transmettre à des voyageurs qui sans tout comprendre, veulent sympathiser avec l’histoire d’une autre nation courageuse. Mais la modernité, c’est aussi accepter le métissage des identités et les incertitudes qui viennent avec. Le visiteur n’en sera que plus ému.
La baie à San Sebastian. Le chantier du majestueux ancien couvent qui abritera le musée de San Telmo.
Merci à Inaki et à tous les collègues de là-bas pour les conversations et les visites qui m’ont permis d’oser ces impressions de voyage.
Jean-François LeclercMuséologue
La fonction intellectuelle du musée, Vadeboncoeur et la recréation du monde. 27 février, 2010
Posté par francolec dans : "expo quand tu nous tiens",Arts visuels,blogue exposition,blogue muséologie,Centre d'histoire de Montréal,Exposition,exposition,Intellectuels,musée,muséologie,Pierre Vadeboncoeur,Visiteur,Yvon Rivard , ajouter un commentairePlutôt qu’un acteur culturel apportant sa propre voix à nos débats de société, le musée est souvent perçu comme un loisir et une attraction touristique. Il se présente souvent avec l’élégante légèreté qu’on attend d’une activité ludique. Rien de plus normal pour un visiteur comme je le suis moi-même. Pourtant, le musée et son outil privilégié, l’exposition, peuvent, ou pourraient, jouer un rôle plus important dans l’incessant travail d’analyse et de reconstruction du monde auquel s’adonnent partout et de tout temps les intellectuels. Il y a deux semaines, mourait un grand essayiste québécois, Pierre Vadeboncoeur, ardent syndicaliste qui fut aussi un intellectuel hors des modes et un écrivain à la pensée et au style d’une exigence rare. Une phrase de Vadeboncoeur citée par l’écrivain Yvon Rivard, qui lui rendait hommage, exprime bien ce qui devrait nous motiver comme muséologues: «toujours chercher l’autre monde à travers l’apparence du nôtre».
Pour s’aider à traverser le miroir des apparences, les humains ont inventé la culture, les arts, l’histoire, la science et tant d’autres savoirs; ils ont aussi créé des médiateurs culturels que comme la muséologie et les musées. Au-delà de tous les aspects pratiques et techniques de notre travail, dans lesquels le quotidien nous enferme trop souvent, il nous faut revenir sans cesse à cette responsabilité intellectuelle d’accompagner l’humanité dans sa connaissance de soi, du monde et de proposer d’autres rêves que les plus convenus pour lui permettre d’imaginer ses nécessaires métamorphoses. Comme l’écrit Rivard, « l’être humain, s’il ne veut pas subir son destin, s’il veut vivre librement, n’a d’autre choix que de travailler à l’élaboration constante des formes de la vie », (…) « ce monde n’existe que si nous le créons sans cesse. » Pour nous, à la fois une mission et un programme. Voir : Vadeboncoeur. Il n’y a qu’un royaume, Yvon Rivard, Le Devoir, 13 février 2010.
http://www.ledevoir.com/culture/actualites-culturelles/282978/vadeboncoeur
Magasin, musée, marché aux puces : mettre en scène l’abondance 13 février, 2010
Posté par francolec dans : "expo quand tu nous tiens",Arts visuels,blogue exposition,blogue muséologie,Consommateur,expérience expositions,Exposition,Marché aux puces,musée,Musées d'histoire,muséologie,Objets,Visiteur , ajouter un commentaire
Il y a quelques mois, après la visite d’une église, j’écrivais que la muséographie des temples de toutes religions fut certainement la première forme d’exposition qui soit. Des emplettes dans une grande surface et une visite au marché aux puces me laissent aussi l’impression qu’il existe des similitudes et quelques différences entre ce que magasins et musées offrent à l’homo consommatus moderne, qu’il soit acheteur de biens utilitaires ou visiteur de musée.
La grande surface, surtout celle qui promet de prix imbattables, se présente au consommateurs sous des dehors démocratiques et rassurants : une architecture fonctionnelle (son message : nos profits servent à rabattre les prix et non à payer du superflu), une esthétique minimaliste (message : c’est la marchandise qui vous parle, pas le décor), une propreté irréprochable. Le lieu se présente comme démocratique et sans chichi. Cette version moderne du magasin général met en scène l’abondance de ses produits en les disposant selon des codes en apparence logiques, mais selon une classification qui défie parfois la vôtre, peut-être à dessein de prolonger l’errance du consommateur et le mettre en contact avec ce que, au départ, il ne cherchait pas. Dans ce lieu, le consommateur vit une liberté qui l’hallucine : celle de pouvoir toucher, palper, jauger, contempler longuement ou se précipiter avidement sur un objet sans crainte de réprimandes. Le personnel est affairé, peu abondant et discret. Son plaisir de consommer – de jouir de l’objet, commence donc dès le début de l’emplette, alors que le rêve de posséder lui est encore accessible, de même que l’objet, de manière très sensible, et ce, tant qu’il n’a pas pris sa décision finale. S’il est seul, sa relation avec les autres consommateurs est minimale, inversement proportionnelle à celle qui le relie à un objet recherché, désiré, contemplé. En groupe, le consommateur fait de l’objet et de son coût, de ses goûts, dégoûts, étonnements, dépits le cœur des échanges. Sinon, peu ou pas de relation sociale dans le magasin entre les consommateurs qui ne se connaissent pas.
En poussant son chariot vers la sortie, il se rappelle qu’il a vécu son périple dans un territoire privé, que son rêve de posséder sera réalité s’il passe avec succès la frontière infranchissable de la caisse. Le fait de payer mettra fin à sa rêverie de possession infinie, mais non à l’expérience de la consommation. L’objet chéri est désormais le sien, il le sera aussi longtemps qu’il ne s’en départira pas.
Le musée met lui aussi en scène l’abondance. À la manière des grands magasins, nés à l’aube de la société d’abondance, au 19e siècle, les musées présentent une architecture distinguée (richement ornée ou plus dépouillée, classique, contemporaines) qui a la fonction, comme ces vénérables temples de la consommation, d’annoncer une marchandise de qualité et un service de connaisseurs. À la différence du consommateur, le visiteur de musée paye avant d’entrer. Il doit anticiper le plaisir de consommer, en espérant qu’il soit à la hauteur de ses attentes, mais surtout, consommer sur place par la contemplation, le jeu et la lecture. L’objet de musée est fortement chargé de sens. Au magasin, chaque consommateur investit de ses attentes symboliques et pratiques (en partie conditionnées par la publicité). Au musée, la valeur de l’objet exclu du monde utilitaire ou décoratif qui a déterminé sa production, est attribuée par le conservateur ou le spécialiste. Ceux-ci,plus ou moins selon le cas, lui impriment le sceau d’un certain consensus social au sein de leur communauté d’intérêt et de leur société. Le musée, à la différence du magasin, organise la mise en scène de sa « marchandise » selon des codes qui ne sont pas seulement matériels (espace fonctionnel, conservation) mais intellectuels et savants : histoire de l’art, récit ou chronologie historique, courant artistique, œuvre. La liberté de déambuler du consommateur visiteur, ici, ne lui octroie pas l’illusion de posséder ou de pouvoir posséder. La distance entre lui et l’univers de l’art et du patrimoine est claire et infranchissable. L’objet est intouchable. Il ne peut rapporter du musée que des impressions, des souvenirs. Au mieux, il achètera un bibelot de la boutique, un erzatz de l’authentique objet qu’il a côtoyé. L’expérience du visiteur cesse dès le moment où il sort du musée. La possession matérielle de l’objet, celle qui permet au consommateur de poursuivre son expérience hors du magasin, est ici ce qui lui est interdit. Au dehors, finis l’histoire, l’art, le patrimoine, finie la science : la réalité quotidienne, son chaos ordinaire et l’esthétique personnalisée de son « home sweet home » reprennent leur place dominante. L’objet reste au musée.
S’il existe un lieu qui, à sa manière, combine sans le savoir les deux expériences de visiteur de musée et de consommateur, c’est peut-être l’hyperpopulaire marché aux puces. Quoi de plus étrange que le spectacle de ces lieux devenus le dernier recours avant la poubelle d’un patrimoine familial et domestique qui n’a pu assurer sa transmission. Le bazar semble abolir toutes les conventions et préventions communes au magasin et au musée tout en offrant le meilleur de l’un et de l’autre : son accumulation sans ordre ni prétention d’organiser (la pile, la juxtaposition, l’exposition sans vitrine), ni classement apparent, sa déambulation labyrinthique et parfois difficile, sa gratuité à l’entrée comme à la sortie, son atmosphère non aseptisée avec poussières et odeurs garanties, ces échanges animés avec les commerçants, le contact direct admis, même un peu rude avec l’objet. Au marché aux puces, la valeur de l’objet est celle que vous y mettez, de même que le prix, prétexte à un jeu de sur et de sous-évaluation qui se termine – ou pas, par un compromis. Au plaisir de tâter, jauger l’objet matériel, s’ajoute celui de l’échange, du jeu. Enfin, une fois l’entente conclue et les billets sortis de poche, ce morceau de nostalgie, de patrimoine, de design d’un autre âge vous accompagnera chez vous, prolongeant indéfiniment votre émotion.
http://www.youtube.com/watch?v=kjTVAu-fIPI
http://www.journaldestmichel.com/article-260589-Un-marche-aux-puces-au-concept-tres-familial.html
Doit-on s’étonner de voir apparaître ou réapparaître le concept de réserve publique dans plusieurs musées actuels ? Cette sorte de magasin général sous vitrine offre désormais les trésors du musées à une contemplation ouverte à toutes les interprétations et les émotions, loin du discours savant des expositions. Le musée-reposoir des collections d’antan, qui paraissait si élitiste, avait-il hérité dans sa manière de mettre en scène l’abondance du monde, une façon populaire et sans prétention, accessible et attirante de présenter l’univers matériel ? Laquelle rejoint les humains de toute condition ?
Le comportement du consommateur dans ses traits à la fois contemporains et archaïques, n’aurait-il pas beaucoup à nous apprendre sur notre manière de présenter, au musée, la civilisation matérielle des civilisations passées.
http://www.brooklynmuseum.org/exhibitions/luce/
Jean-François Leclerc
Muséologue
À l’ombre des expositions temporaires: les expositions permanentes 4 janvier, 2010
Posté par francolec dans : "expo quand tu nous tiens",Arts visuels,blogue exposition,blogue muséologie,Centre d'histoire de Montréal,commentaire collection beaux-arts,Commentaires expositions,expérience expositions,Exposition,exposition,Exposition permanente,John William Waterhouse,musée,Musée des Beaux-Arts de Montréal,Musées d'histoire,muséologie,opinions exposition , commentaires desactivésLe monde des musées nous a habitués au glamour des expositions temporaires. Ici comme ailleurs, on se déplace, on court voir ce qui nous est présenté comme incontournable et qui ne reviendra pas. L’exposition temporaire mérite donc toutes les attentions du musée, ses efforts de marketing et de mise en scène du sujet.
Pour le visiteur pressé que nous sommes, avec tant de choses à faire, deux heures max au musée, puis on magasine, on sort, ou on rentre faire le souper ou le ménage…C’est à peine si nous jetons un oeil sur la permanente.
Mes vacances me permettaient enfin de m’offrir une trop rare visite libre dans un musée. Cette fois encore, un musée d’art, le Musée des beaux-arts de Montréal, moi aussi pour une exposition sur le peintre anglais John William Waterhouse. La muséographie est comme toujours élégante et sert bien l’imagerie séduisante du peintre, sa palette colorée et son coup de pinceau très lisse. Le tout est on ne peut plus lisible et accessible à tous les publics. Il est probable qu’un certain public y trouvera même des harmonies involontaires avec l’univers ésotérico-antique-onirique des jeux vidéos qui marquent la culture populaire depuis de nombreuses années au point de se transposer au cinéma.
Le musée d’art offre ce que le musée d’histoire et de société a plus de difficulté à donner : l’expérience de la contemplation. Qu’on la comprenne ou pas, qu’on se méprenne sur l’œuvre ou pas, l’exposition d’art se donne à une observation libre qui ne demande pas à être confirmée. Le texte est présent, bien présent, (de plus en plus d’ailleurs), très prisé par les visiteurs qui s’agglutinent devant les panneaux d’introduction aux salles, mais à la limite facultatif pour celui ou celle qui souhaite se plonger dans cet univers visuel avec les quelques clés de compréhensions sommaires glanées dans le programme du musée, la publicité ou les commentaires de proches et d’amis. Le musée d’histoire, quant à lui, a besoin du texte pour s’exprimer. Pour explorer l’exposition, le visiteur doit accepter de manier plusieurs outils, qu’on lui souhaite les plus conviviaux possibles. Le texte est un incontournable, car aucun objet, aucune image ou collection d’images ne suffiraient à rendre la complexité d’une époque ou d’un personnage. Cela peut éloigner bien des visiteurs qui n’aiment pas lire ou du moins, dans ces moments de loisir.
Mais venons-en au thème évoqué par le titre, les expositions permanentes, sujet que cette visite du MBA a remis en évidence pour moi. Dans la plupart des musées, mais encore plus dans les musées d’art, les expositions permanentes témoignent de l’histoire de la collection avec ses aléas, les goûts des donateurs et conservateurs successifs et d’une certaine vision de l’histoire de l’art. Dans le cas des musées d’histoire ou de science, où au mieux ces expositions se renouvellent à tous les 8 ou 10 ans, au pire, à tous les vingt ans, elles présentent une vision du monde datée, en décalage avec les savoirs qui les fondent, ceux-là évoluant sans cesse au gré de la recherche et des débats qui animent les disciplines des sciences humaines et des sciences.
Les expositions permanentes sont pourtant à mon avis, ou devraient être, une signature de l’institution. Moins soumises aux aléas de la mode et des engouements populaires, elles devraient exposer la vision du monde du musée, ou du moins, son interprétation des savoirs disciplinaires.. Ce n’est pas toujours le cas. Voilà pourquoi, peut-être, les expositions permanentes d’art semblent si souvent impersonnelles et étonnamment aphones comparées aux temporaires. Pour l’amateur, le plaisir n’est pas moindre, car les œuvres sont là. Pourtant, le passage de la temporaire à la permanente crée l’impression de sortir d’une salle de fête où on est accueillis, accompagnés par un guide à l’intelligence vive, émouvant, avec de quoi boire et manger, pour entrer dans le vaste appartement d’un riche oncle neurasthénique et mal aimé qui accroche ses trésors sans les voir, qui les étale par époque sans comprendre ou nous faire comprendre ses choix, qui nous laisse les clés du lieu pour aller se recoucher aussitôt, en nous demandant de les replacer au retour. Belle liberté qui nous incite à passer en trombe d’une salle à l’autre en toute vitesse avec pour seule compagnie les inévitables gardiens de la sécurité des œuvres et des droits d’auteur numériques…
Pourquoi une exposition permanente dans un musée d’art ne pourrait appliquer à sa collection permanente le même soin de séduire, d’expliquer et de convaincre que pour ses temporaires? Pourquoi ne pourrait-elle oser nous offrir sa vision de l’histoire de l’art – forcément éphémère et en évolution, en renouvelant périodiquement son approche? Peut-être alors serait-t-il plus facile de convaincre le public friand de nouveautés de les fréquenter. Pour nos musées d’histoire contemporains, très muséographiés et interactifs, il faudra aussi trouver le moyen de créer des expositions permanentes qui pourraient traduire le mouvement de l’expérience et de la pensée de l’institution et de notre discipline de base. Ceci plus souvent qu’aux dix ans.
Jean-François Leclerc
Historien et muséologue
Centre d’histoire de Montréal
Exposer = pasteuriser la vie 17 novembre, 2009
Posté par francolec dans : "expo quand tu nous tiens",blogue exposition,blogue muséologie,Commentaires expositions,Exposition,Matérialité,opinions exposition,Pirates,Pointe-à-Callière,Pureté , ajouter un commentaire Images tirées de: http://www.pacmusee.qc.ca/pages/Expositions/temporaires/
Une visite de l’exposition Pirates, corsaires et flibustiers du musée Pointe-à-Callière, m’a rappelé une observation que je me fais fréquemment.
Un des modules d’exposition nous montrait le processus de dégradation de l’eau potable sur un navire. D’un contenant à l’autre, l’eau encapsulée se peuplait de petits êtres et prenait des couleurs peu appétissantes. Simple mais efficace moyen de montrer concrètement les « conditions de travail » difficiles des marins et des pirates. Mais à part ce procédé discret et parlant, tout le reste du thème était traité très proprement, comme dans ces livres pour enfants où la réalité est si joliment dessinée que tout devient beau et agréable, quelle que soit l’objet ou le thème abordés.
Tout ceci n’a rien d’exceptionnel. La plupart des expositions font de même. Nous essayons en effet de recréer l’illusion du réel et d’en évoquer les apparences en prenant ses habits sans assumer son caractère imparfait, charnel, odorant et impur. Dans nos expositions, l’humaine condition se détache soudain de sa matérialité pour devenir spectacle et objet de contemplation esthétique. La graphisme et le design y contribuent grandement, comme les matériaux bien assemblés et polis qui servent de support aux images, textes et objets.
Toutes nos histoires deviennent alors des contes pour adultes qui au mieux, touchent ou informent, mais rarement remettent en contact avec la réalité évoquée. Comme au théâtre, ce contact passe par la vue, l’esprit et le coeur mais bien peu par le corps du visiteur qui traverse nos représentations de son monde et de son passé, comme un fantôme déambule sur les lieux qu’il a jadis habités sans pouvoir jamais les toucher. Si peu retrouve-t-il l’expérience de la matérialité pas toujours confortable qu’il vit au quotidien.
On pourrait dire qu’en général, l’exposition « plastine » la réalité, comme le Dr Von Hagens le fait avec les corps. Elle l’exprime en la transcendant, comme tout art cherche à le faire. Mais ce faisant, ne perd-elle pas ce qui pourrait la différencier des autres médias de communication, ne s’éloigne-t-elle pas de ce contact direct que permettrait la matière et l’objet authentiques dont elle a hérités ainsi que l’espace et les trois dimensions de son lieu muséal?
Lorsque les critiques du musée le dénonçaient jadis comme un cimetière et un reposoir, ne faisait-il que décrier ses méthodes dépassées et ses moyens de communication désuets, ou touchaient-ils avec justesse cette relation distancée du musée avec la vie? Peut-il en être autrement? Le visiteur, dans le théâtre muséal qui transforme le chose la plus banale en attraction, ne souhaite-t-il pas qu’on le sorte de son destin de mortel pour le projeter pendant quelques minutes dans un quotidien transfiguré? Peut-être.
Que l’eau continue donc à croupir, emprisonnée dans quelques capsules de verre, afin que nos expositions demeurent bien protégées de la vie comme de la mort.
Jean-François Leclerc
Centre d’histoire de Montréal
On peut oublier son passé, mais…. 20 septembre, 2009
Posté par francolec dans : "expo quand tu nous tiens",Beigbeder,blogue exposition,blogue muséologie,Centre d'histoire de Montréal,Habitations Jeanne-Mance,HLM,mémoire,musée,muséologie , ajouter un commentaireUne expérience toute récente m’amène à nouveau sur ce blogue ainsi qu’une citation, celle de l’écrivain Frédéric Beigbeder glanée ce week-end dan s un article sur son dernier roman autobiographique. « On peut oublier son passé. Cela ne signifie pas qu’on peut s’en remettre. »
Hier, une femme me racontait son histoire, d’un trait, invitée à la faire dans un contexte dont je vous dirai plus quelques lignes plus loin. Ses parents montréalais avaient quitté la grande ville dans les années cinquante pour aller cultiver une terre ingrate en Abitibi. La misère les en avait vite chassés comme elle avait brisé leur couple. Pour la mère, après le retour à Montréal, ce fut ensuite la vie d’un logement minable à l’autre avec ses cinq enfants, tentant de joindre les deux bouts jusqu’au moment où elle put se trouver une appartement dans un HLM tout nouveau, le premier à Montréal. Tout à coup, en me décrivant l’ultime déménagement de sa vie enfantine, la dame fondit en larmes : elle revoyait sa mère et ses frères et sœurs marchant en file indienne dans la neige sur les trottoirs cassés du centre-ville. Ils emportaient leurs maigres biens sur des traîneaux (qu’on appelait ici des « traînes sauvages »), quittant le vieux logis insalubres et ses rats vers un nouvel appartement fraîchement peint. Essuyant ses larmes et en s’excusant, elle me dit alors : enfant, je ne réalisais pas ce que je vivais, mais en le racontant aujourd’hui, je vois tout à coup la misère dans laquelle nous avions vécu pendant tant d’années.
Ce témoignage m’a été confié lors d’une « clinique de mémoire » organisée par le Centre d’histoire de Montréal le 19 septembre dernier. Cette activité est un concept d’animation et de collecte de témoignages mis sur pied en 2003 pour souligner l’arrivée des Portugais au Canada et à Montréal et préparer une exposition sur cette communauté (voir http://www.culturemontreal.ca/mtl_cultures/030612p1_memoire.htm). Nous l’avons repris à plusieurs reprises.
Cette fois, c’est aux Habitations Jeanne-Mance que nous avions installé notre kiosque, nos caméras et notre équipe sur le site d’une fête de retrouvailles pour les anciens résidants et résidantes du complexe. J’étais un des intervieweurs. Ce complexe d’habitations à loyer modique fête cette année son 50e anniversaire. Les Habitations Jeanne-Mance, que les résidants nommaient aussi le Plan Dozois, représentaient à l’époque la réalisation d’un rêve, celui d’une cité modèle pour un secteur très pauvre de Montréal. Comme ça s’est passé ailleurs, ce rêve avait « bulldozé » tout un quartier ancien, ses bordels et ses maisons de jeu, pour donner un logis, des parcs et ses services « modernes » à des centaines de Montréalais.
Pour nombre des témoins, malgré nos idées préconçues, la vie dans ce complexe a été associée à une expérience de solidarité et la possibilité pour les familles de sortir du cercle de la misère. Si les fondations du quartier déchu reposent désormais sous les tours et les maisons en rangée des années 1960, la souvenir de la misère, lui, caché plus profondément encore, n’attendait qu’un peu d’écoute pour s’éveiller à nouveau.
Jean-François Leclerc
Centre d’histoire de Montréal